Maman
- Johanna Zazoun
- 12 févr. 2019
- 9 min de lecture

Jour 1
Les souvenirs reviennent, les gestes également. 12 années effacées en un instant, en un seul regard. Une impression de retour en arrière qui fait mal au cœur même si aujourd'hui je me sens plus forte, plus soutenue. Je retrouve les bips des moniteurs, le charabia des médecins, les horaires des soins intensifs et le point d'interrogation du pronostic. Je retrouve cette impression de mort qui flotte tout autour de la famille, je retrouve les mots que je lui disais à l'époque: "pas maintenant, laisse nous encore quelques années, va étendre ton ombre ailleurs".
La différence majeure est qu'aujourd'hui plus de monde est impliqué à commencer par les petits-enfants, mes filles à qui il faut expliquer sans faire peur que leur grand-mère est malade. Malade, le mot qui veut tout dire et rien dire à la fois. On est malade de la grippe, d'une gastro, pas d'une maladie qui n'a pas de nom. Là on nous lance beaucoup de mots, ils forment une salade: coma, dialyse, kyste, foie, tension basse, biopsie. A nous de les comprendre, les associer, à nous de les rendre moins effrayants.
Jour 2
Les minutes s'écoulent entre deux horaires de visite. Le temps paraît long. Les "encore 5 minutes et ils ouvrent", "encore 2 minutes" se répètent. Les actes également. Le lavage des mains en entrant, la blouse, le lavage des mains en sortant. Les bip incessants, les tuyaux de partout, pas un seul morceau de peau à étreindre, à embrasser.
Et puis comme à chaque fois la peur fait sortir les non-dits, les tensions. La salle d'attente se transforme en champs de bataille qui laisse tout le monde sans force et à bout de nerfs. Il faut se calmer, rétablir l'ordre. Éviter les accusations, les blâmes. Rien ne peut changer le passé, on ne peut que agir pour améliorer le présent.
Jour 3
L'incompréhension des médecins, leurs diagnostics changeants font peur. Ce sont eux les détenteurs du savoir pourtant ils avancent à l'aveugle. Comment garder espoir? Les cartésiens font des recherches, s'en remettent à des statistiques, s'insurgent et demandent une seconde opinion. Les croyants forment des chaînes de prière, prennent sur eux de faire un vœu, mobilisent tout le monde autour de mots censés s'adresser à celui qui détient le vrai pouvoir. Les pessimistes, qui rétrospectivement sont les réalistes, savent que c'est la fin, qu'il n'y a rien à faire.
Jour 4
Le dernier jour, celui auquel je ne m'attendais pas. Celui où je me dis qu'au final j'étais très naïve. Celui que j'aurais aimé refaire tout comme j'aurais aimé refaire 32 ans d'une relation bancale. Celui où je ne l'aurais vu que 15 minutes. 15 minutes parce que la famille se bousculait pour la voir et qu'on me laissait pas profiter de ma mère. 15 minutes et j'ai pensé que ce n'était pas grave car je revenais le lendemain. Je me disais que la route serait longue, qu'il valait mieux récupérer des forces. 15 minutes où j'ai pu toucher sa peau glacée une dernière fois, sans savoir que plus jamais je ne la reverrais vivante, sans vouloir ouvrir les yeux sur la réalité, sans comprendre qu'elle n'était déjà plus là depuis le début. Que je me leurrais en pensant que comme à chaque fois elle allait s'en sortir car c'est une battante. Les dés étaient jetés d'avance, il n'y avait aucun espoir à avoir, il nous aura juste permis de ne pas craquer plus tôt, d'avoir la force de dire au revoir doucement, à reculons.
23h
Sonnerie du téléphone. Je sais déjà ce que je vais entendre. Je pleure avant même d'entendre les mots fatidiques, ceux que mon frère n'aura pas la force de prononcer. Deux sanglots de chaque côté de la ligne, deux sanglots et moi l'implorant de ne pas les dire. Les pleurs me submergent, il faut s'habiller, aller chercher le petit frère pour ensuite dire adieu à notre mère. Impression de cauchemar. Je vois trouble. Il faut essayer de reprendre le contrôle, ne serait ce que pour aider le petit frère, celui qu'on a toujours essayé de protéger. Peine perdue, le trajet se fera dans les bras l'un de l'autre, on pleure, on s'étreint. Arrivée à l'hôpital quasi désert. De retour aux soins intensifs où toute la famille attend et où on comprend irrémédiablement que non ce n'est pas une mauvaise farce. Je dois me dépêcher, je dois trouver mon père, le pilier de ma vie, je me jette dans ses bras et là seulement je réalise en l'entendant pleurer que ma mère est morte.
J'ai 32 ans et j'ai perdu ma mère.
Les instants suivants ne sont qu'hystérie. Autour d'elle, ses trois enfants et l'amour de sa vie pleurent, lui demandent de revenir. Je vois son corps et me sens partir. Je vis un cauchemar éveillé, c’est impossible. Je n’ai pas eu assez de temps, assez de temps pour la connaître, assez de temps pour l’aimer, assez de temps pour qu’on soit proche.
On se rassoit hagards, on entends les pleurs, les cris, l’incompréhension de la famille autour de nous. Mon oncle vient me voir et me parle fermement, il n’y a plus rien à faire, plus rien à attendre ici. De durs moments nous attendent, il faut rentrer se reposer et s’organiser pour les temps à venir. La voix de la raison.
L’enterrement
De la torture à l’état pur. Je suis là sans être là. Nous ne sommes pas présents, c’est impossible, il s’agit d’autres personnes. Ce n’est pas mon mari qui porte le corps de ma mère, ce ne sont pas mes frères et mon père qui récitent le Kadish, la prière des morts, ce n’est pas moi qui met de la terre sur celle qui m’a toujours dit avoir peur du noir.
Vous m’accompagnez pas à pas, vous me prononcez des paroles censées me rassurer, vous me parlez de Gan Eden, vous me dites qu’elle est mieux là où elle est et moi je ne veux que vous hurlez de vous taire.
On doit me couper mon tee shirt, en effet il faut matérialiser la douleur j’ai envie de dire qu’il n’y a qu’à regarder mon coeur brisé pour comprendre que je me noie dans un océan de douleur. Mais il faut faire ce que la religion impose, on cherche donc une femme shomeret shabbat alors que nous souhaitons que ce soit Sarah, sa meilleure amie, celle dont je n’ai pas arrêté de prononcer le prénom jusqu’à la voir arriver au cimetière, comme si à sa seule vue j’aurais finalement compris que ma mère n’était plus là. C’est elle qui me coupera mon tee shirt et dans mon coeur je me dis au moins ça, ça que la religion n’aura pas.
On avance ensuite jusqu’à ce trou, trou affreux, celui où ma mère est censée reposer en paix. J’ai l’impression d’avoir à mes côtés des pleureuses professionnelles, de celles qui pleurent, hurlent et feignent le chagrin, j’ai envie de me boucher les oreilles. Ma mère n’aurait rien voulu de tout cela, de cet enterrement qui ne lui ressemble pas, de ces cris, de ces pleurs. Ma mère aimait allumer les bougie, réunir sa famille lors des fêtes et shabbatot mais elle trouvait la religion juive trop carrée, trop réglementée. Elle prenait ce qu’elle souhaitait, le transformait avec son âme pure et éclairait notre chemin. Elle a toujours été catégorique, pas d’enterrement, pas de Shiv'ah, pas de azkara avec dvar torah dixit celle qui a interrompu celui de sa mère en décembre dernier; “pourquoi ne parle t-on pas de ma mère plutôt que d’année en année répéter le même dvar torah?”. Sa volonté, la seule qu’elle avait pour l’Après nous ne l’avons pas respecté, l’après je l’ai compris à présent n’appartient qu’à ceux qui restent, peu importe ce que vous souhaitiez pour vos funérailles l’important est que nous, nous faisons ce que la religion nous dicte même si cela ne vous correspond pas.
Au revoir donc les cendres dispersés en pleine mer, au revoir les tenues blanches, au revoir les blagues, au revoir les chants, désolée maman. Désolée de t’imposer cela mais ne t’inquiètes pas, nous tes enfants avons décidé ce que nous ferons pour les prochaines années. Nous t’honorerons maman, nous rendrons hommage à la vie car pour toi rien n’était plus important que cela. Chanter, danser, rire, rendre heureux tout le monde c’est ce qui te définissais, tu incarnais la Vie et ne souhaitais en aucun cas que l’ombre de la mort ne ternisse quoi que ce soit.
Les Shiv'ah
Comme si que nous imposer de ne pas nous doucher pendant une semaine n’était pas suffisant il faut en plus respecter des règles strictes. Pas de viande, pas d’alcool, ne pas se changer.. On me reproche ma façon de parler en me disant de ne pas utiliser d’expressions telles que “ça me tue”. Je dois supporter les visites incessantes de tous ceux venus nous réconforter, supporter leur curiosité parfois mal déguisée. Revenir encore et toujours sur les circonstances du décès, supporter les “moi j’aurais fait…” Je laisser passer une fois, deux fois mais pas plus. Merci maman de m’avoir légué ton caractère, je remets en place des gens que parfois je ne connais même pas et qui osent prétendre qu’on aurait dû faire les choses autrement, à ceux qui me disent “j’ai besoin de savoir pour faire mon deuil” je réponds et moi? Moi, la fille de Marlène de quoi ai je besoin d’après toi pour faire le deuil d’un des piliers de ma vie? 14h, 16h, 18h, 20h et même parfois jusqu’à 22h les gens sont là, j’ai envie de leur dire de sortir, de au moins raconter des souvenirs de ma mère plutôt que de parler politique, vie familiale et j’en passe. On est à mille lieues de ce que ma mère aurait souhaité alors je sens son esprit commencer à m’influencer. Je réponds gentiment et fermement aux gens surtout quand on harcèle mon père de questions, à croire qu’on souhaite qu’il se sente coupable de ne pas avoir fait plus. On ose même demander s’il compte rester dans cet appartement, je suis à deux doigts de penser qu’ils vont lui demander s’il compte se remarier! Je fais ce que ma mère aurait souhaité et je renverse la vapeur, plutôt que de me laisser envahir par la nervosité et l’énervement je reprends les commandes de mon deuil, je commence à interroger les gens, je demande à ce qu’on me raconte des souvenirs d’elle, je prends des notes, je me mets à (re)découvrir ma mère. je n’écoute pas le dvar Torah à la fin des Shiv'ah, dvar Torah dont elle n’aurait pas voulu quitte à entendre des chut intempestifs. Les femmes en face de moi ne savent même pas qui je suis, en même temps pour leur défense elles ne connaissaient pas non plus ma mère personnellement... A se demander pourquoi elles se retrouvent à la seouda que mon père a organisé. Je me sens tellement en osmose avec ma mère à ce moment là! J’entends clairement sa voix dans mon esprit “mais pourquoi je dois nourrir tous ces gens que je ne connais même pas?”, je souris toute seule quitte à passer pour une folle.
L’Après
Les Shiv'ah sont passées, le retour à la maison se fait sans douceur. Je ne suis plus la fille de mais la mère de et il n’y a plus le choix il faut s’occuper d’autres que soi. Sur le groupe Whatsapp de la famille les photos et souvenirs se succèdent grâce à ses soeurs. Je lis leurs messages et je me dis qu’encore une fois je me trouve une ressemblance avec ma mère. Elle était dans la pudeur, la retenue, ne se laissait pas aller facilement aux émotions. Et lorsque ma cousine et moi avons émis l’hypothèse d’un pique-nique entre cousins avec toute la génération des petits enfants je sais qu'elle aurait applaudi à deux mains plutôt que d’avoir des réponses négatives telles que “ce n’était pas un chien”, “un peu de respect pour sa mémoire”, “après le mois”.. On dit qu’une mère et une fille qui se heurtent beaucoup se ressemblent énormément. Je dois donc beaucoup ressembler à ma mère. En tout cas malgré notre relation cahin-caha je l’aimais et la connaissais bien mieux que n’importe qui. Elle ne se serait pas sentie vexée par le pique-nique ni n’aurait cru qu’on bafouait sa mémoire. Bien au contraire! Elle aurait été ravie que son absence ait au moins servie à ce qu’on se rapproche.
Ma mère a tout fait pour rentrer en Israël, pour retrouver sa famille, pour que ses enfants puissent découvrir une partie de sa vie. Elle prônait la famille envers et contre tout, elle souhaitait que nous soyons tous proches les uns des autres, enfants et parents, frères et soeurs, cousins et cousines.. La fête de Hannouka qu’elle organisait chaque année était le reflet de son coeur. Je me suis promis que ce pique-nique aurait lieu et la fête de Hannouka également et ce, tous les ans. Pour toi maman, pour perpétuer ton souvenir, ton amour et ton désir d’avoir une famille unie.
C’est cette famille que tu as réussi à rassembler qui continuera de propager ton message.
Il faut moins d'une heure pour mettre un corps en terre mais toute une vie pour tenter de pallier à l’absence d’une mère. Mon chemin, notre chemin est encore long, il sera parsemé de hauts et de bas, de moments où tout ira bien et d’autres où nous n’aurons pas la force de nous lever, de jours où nous pourrons parler d’elle avec un sourire de tendresse et d’autres où nous ne pourrons pas évoquer son prénom. L’amour qu’elle nous a transmis tout au long de sa vie nous permettra d’avancer à notre rythme, avancer dans une vie où notre mère ne nous accompagnera dorénavant qu’en pensée.
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